Michel Lopoukhine
Michel Lopoukhine est né pendant la guerre civile. Son père était en prison, et sa mère avec ses enfants, sa mère, sa belle-mère et une autre famille apparentée, fuyait les bolcheviks vers l’Est. Ils suivaient l’amiral Koltchak, l’un des grands chefs de l’Armée blanche. Son père avait été arrêté avec deux de ses amis, dont l’un, le prince Lvov, qui par la suite est devenu le parrain de Michel Lopoukhine, avait été Premier ministre du gouvernement provisoire, juste avant Kerenski. L’autre, le prince Galytsine, était aussi un parent. On lui reprochait surtout d’être un Lopoukhine, donc d’une très vieille famille de la noblesse russe - l’une de ses ancêtres avait été l’épouse de Pierre le Grand, le premier empereur moderne de Russie.
Des deux côtés, les parents de Michel Lopoukhine venaient de ce que la noblesse appelait des familles « pauvres » : pas des gens de cour, plutôt des terriens. Mais avec une maison à Moscou, des terres à la campagne, des domestiques, des gouvernantes venues de l’étranger, parce qu’il fallait au moins parler français, mais aussi anglais, allemand... Souvent, ses parents parlaient français entre eux pour que les enfants ne comprennent pas. Un français d’antan, un très beau français d’ailleurs, châtié. Une fois en France, ils ont perdu cette habitude, parce que les enfants ont très vite parlé mieux qu’eux.
Sans doute par erreur, les bolcheviks ont libéré son père et ses amis. Ils ont réussi à se mettre hors de portée en Sibérie, où tout le monde s’est retrouvé, dans le sillage de l’armée Koltchak. Son père a pris en main tout cet exode. Il s’est procuré un wagon à bestiaux, où il a logé tant bien que mal les 15 ou 20 personnes qu'ils étaient, en installant des couchettes, avec un poêle au milieu – il faisait très très froid, c’était déjà le terrible hiver sibérien. Ils s’accrochaient à tel ou tel train au hasard des convois, en payant un peu les mécaniciens. En voyageant ainsi avec l’Armée blanche, ils sont finalement parvenus en Mandchourie, puis à Harbin. C’est comme ça que Michel Lopoukhine, qui commençais à marcher quand il était monté dans le train avait désappris à l’arrivée, par manque de pratique.
Harbin était alors une ville tout à fait russe. Les Russes y construisaient le chemin de fer russochinois, et son père, qui était juriste, a eu un poste très important dans la compagnie. Il a donc eu une maison, et même une voiture avec chauffeur, ce qui était très rare à l’époque. Ils vivaient beaucoup entre nous, avec leurs cousins Galytsine, qui sont restés quelque temps, puis sont partis aux États-Unis. Mais, à la fin des années 20, la famille a commencé à craindre l’arrivée des Soviétiques d’un côté, des Japonais de l’autre. Ses parents se sont dit qu’il fallait partir. Ils avaient la chance d’avoir aussi en France une très grande partie de la famille. Un grand-oncle, qui avait conservé une partie de sa fortune, parce que ses biens étaient en Pologne, maintenant séparée de la Russie, a envoyé de l’argent à son père pour faire venir toute la famille - ils étaient six enfants, son père, sa mère, et une bonne. Sa grand-mère, partie beaucoup plus tôt, avec ses deux plus jeunes filles, était déjà là-bas, et aussi deux frères de sa mère. Et puis, de New York, un autre parent, un prince Obolensky (qui était aussi un parent de sa future femme), a pu trouver, par relation, un passage sur un cargo pour les États-Unis. Ils sont donc partis de Harbin à Port-Arthur, puis à Hong Kong, et de là, ils ont embarqué pour San Francisco. Après un cour séjour à Los Angeles chez leurs cousins Galytsine qui vivaient la, ils sont repartis pour New York via le canal de Panama, puis pour le Havre. En arrivant à Paris, par le train, après deux ou trois mois de voyage, une foule d’inconnus les attendait sur le quai. C'était leurs parents !
Un riche grand-oncle, qui s’appelait Boutenev, vivait à Clamart, dans un ancien pavillon de chasse de Henri IV devenu sa propriété. Il avait fait construire une petite chapelle orthodoxe et tout le monde, peut-être une centaine de personnes, s’était installé autour, à Clamart même et à Meudon. Chacun survivait comme il pouvait, mais on se fréquentait énormément entre eux, pour les fêtes, les anniversaires etc. C’était une vie communautaire assez intense : des pièces de théâtre montées par les enfants, des grands repas... et de toute façon, chaque dimanche, la chapelle remplie de monde pour la messe. La famille s’est installé dans un petit trois-pièces. Son père, qui n’avait pas de permis de travail et n’a jamais pu avoir la nationalité française qu’il a fini par renoncer à demander, gagnait quelques sous de temps en temps en faisant du conseil juridique pour des émigrés russes. Sa mère s’est mise à faire des ménages chez des Américains. Les fins de mois étaient difficiles, mais ça ne pesait pas vraiment. Son père suivait ce qui se passait en URSS parce qu’à Paris, il y avait deux quotidiens russes, qui donnaient des nouvelles de là-bas, et qu’il achetait tous les jours. De temps en temps arrivait une lettre. Et puis en 1931 ou 32, ils ont réussi à faire venir son grand-père maternel, avec sa femme, ses trois filles et les petits-enfants. Ils étaient à Moscou et les Soviétiques les ont laissés partir, il n’y avait plus de jeunes hommes dans la famille : deux ou trois ans avant, leur fils avait été envoyé aux îles Solovki, l’un des premiers camps de concentration, et fusillé là-bas. Il est envoyé à Melun, en pension, au lycée Jacques-Amiot. À la fin de la 3e, il choisi une école technique de chimie. Sorti aide-chimiste, il entre chez Rhone Poulenc où il a passé près de 40 ans, avec la parenthèse de la guerre.
En 1939, il est mobilisé, comme ses deux frères, et est envoyé sur la ligne Maginot à Pagny-sur-Meuse. Arrivé début juin, son régiment est encerclé par les Allemands dès le 19 et il fait prisonnier. Il se retrouve alors dans un stalag à Neuenkirchen, dans la Sarre. Il obtient le statut de prisonnier travailleur grâce à une cousine qui avait épousé un Allemand dont le fils, son cousin, était intendant des terres des Bismarck, en Poméranie, à la frontière de la Pologne. Après avoir été affecté chez des paysans, il obtient le droit de le rejoindre. Vers la fin de la guerre, alors que les Allemands commençaient à reculer, craignant de tomber aux mains des Soviétiques ; il part avec son cousin vers l’ouest et à pied, en train, en carriole, il réussi à rejoindre les Anglais, qui le ramène en France avec d’autres prisonniers français.
En 1946, Michel Lopoukhine se marie à la petite chapelle de Clamart avec Marie Obolensky. Il nait un enfant tous les dix mois en moyenne après leur mariage, cinq en tout : Michel, Catherine, Élisabeth, Sophie et Nicolas. Il ont même eu la médaille de la Famille française, décernée en grande pompe par le maire, le curé, tous les notables. Il va en URSS pour la première fois en 1976, juste avant sa retraite, envoyé pour le travail. Sa femme, qui accompagnait des voyages depuis 1961, avait connu l’époque de Khrouchtchev, elle lui avait même fait la bise, dans une exposition. Là, c’était déjà Brejnev. Michel Lopoukhine ressent quelque chose de tout à fait extraordinaire. Entendre le russe partout, comme ça, c’était quelque chose qu'il n’avait pas pu imaginer. En France, il avait peur de le parler, parce qu’il se faisait traiter de sale étranger. Alors entrer dans un magasin et demander quelque chose en russe, tout simplement... Et puis les gens étaient incroyablement gentils. Comme ils avaient un billet touristique, ils sont allés à Leningrad et lui qui ne voulais pas, au début – seule Moscou, la ville de sa famille, m’intéressait –, a été ébloui par la beauté de la ville. Il marchait des heures et des heures dans les rues, c’était les nuits blanches, au mois de juin. Il ne pouvait pas s'en lasser. Le soir, sa femme rentrait à l’hôtel et lui retournait marcher.